Entretien avec le philosophe Maurizio Lazzarato sur les liens entre l’usage de la force, les inégalités et la crise écologique
Maurizio Lazzarato est sociologue et philosophe, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l'Université Panthéon-Sorbonne (Université Paris I). Il est également membre du Collège international de philosophie (CIPh). Lazzarato a mené une réflexion critique et écrit sur le capitalisme, la dette, le néolibéralisme, toujours attentif aux questions de subjectivité, de communication et de médias.
Dans cet épisode, nous avons parlé du néolibéralisme, du populisme, du fascisme, de l'autoritarisme et de la façon dont l'usage de la force, les inégalités et la crise écologique sont liés. Dans son récent livre «Le capital déteste tout le monde : Fascisme ou révolution», Lazzarato soutient que le capital fonctionne dans une logique de guerre, dominant toujours plus d'aspects de la vie sociale et rendant les sociétés libérales de moins en moins démocratiques. Nous avons discuté avec lui de la manière dont la crise climatique s'inscrit dans son cadre analytique. Le travail de Lazzarato apporte des concepts et perspectives cruciaux qui peuvent nous aider à réfléchir à la relation entre ce qui est possible et ce qui est impossible face à l'urgence climatique.
Transcript
Bernardo Jurema
Votre ouvrage le plus récent s’intitule « Le capital déteste tout le monde : Fascisme ou révolution ». Pour commencer, on voudrait savoir pourquoi ce titre ? Comment voyez-vous la continuité avec vos livres précédents ? Quelle est la critique du capitalisme que vous souhaitez mettre en place ? Pourriez-vous nous parler de la façon dont votre intérêt pour la dette vous a amené à la relier à la gouvernementalité et quelles sont les implications de ce lien ?
Maurizio Lazzarato
Le problème de la dette c’est qu’en travaillant sur la dette, j’ai été amené à travailler sur une crise qui a eu lieu exactement il y a un siècle, à la fin du 19e siècle, donc il a eu une crise du capitalisme après la commune de Paris, fondamentalement, et le capitalisme est sorti de cette crise avec une triple stratégie, c’est-à-dire colonisation, monopole dans l’économie et financiarisation. Il y a déjà un siècle, il y avait cette triple stratégie du capital qui a amené après à la Première Guerre mondiale, au fascisme, aux guerres civiles européennes, et dès que la crise des années 70 s’est proposée, les capitalistes sont allés chercher encore cette vieille stratégie. Donc ils ont appliqué une financiarisation beaucoup plus poussée, une nouvelle forme de colonisation que moi j’appelle le colonialisme interne et une centralisation encore plus accrue de l’économie, du pouvoir économique et du pouvoir politique. Et donc avec effectivement des comportements qui sont très semblables et très différents d’il y a un siècle, de toute façon, on va vers, après la crise financière, comme il y a un siècle, la montée du fascisme, la montée de l’extrême droite. Et donc c’est pour ça qu’avec la crise de la dette, je suis allé reconstruire l’histoire du capitalisme, et si on voit l’histoire du capitalisme, exactement à la fin du 19e et au début du 20e siècle, se produit une crise qui est très semblable à celle contemporaine, même si elle est différente parce qu’entre temps, ils ont trouvé la façon d’intervenir dans la crise, mais le phénomène est très semblable. C’est-à-dire qu’il y a une centralisation du pouvoir politique et donc une crise de la démocratie, une montée de l’extrême droite partout dans le monde, exactement comme il y avait, et la possibilité d’une guerre. La Première Guerre mondiale, c’était l’aboutissement de cette stratégie. Là, on ne sait pas encore où on va, mais fondamentalement, on est dans une situation où ce danger, cette menace est encore présente.
La Première Guerre mondiale n’est pas très bien analysée dans l’histoire, même du marxisme, hein, parce que les marxistes ont du mal avec la guerre, mais la Première Guerre mondiale est très importante parce qu’elle détermine un changement radical du capitalisme. La Première Guerre mondiale, pour la première fois, on a le mode de production qui s’imbrique de façon très forte avec la guerre, avec l’État et avec le travail. C’est la société dans son ensemble qui est mobilisée, ce qu’on appelait à l’époque la mobilisation générale. Cette production qui est amenée au maximum est une production pour la destruction, pour la guerre. Donc à ce moment-là, le capitalisme devient non seulement un mode de production, il devient aussi un mode de destruction. Ça, pour moi, c’est très important de souligner le fait que la destruction a toujours été au cœur du capitalisme, il y a toujours une destruction relative — chaque crise du capitalisme implique la destruction de forces productives pour créer une nouvelle accumulation — mais donc avec la Première Guerre mondiale, la destruction devient une destruction absolue qui aboutit, avec la Deuxième Guerre mondiale, à la construction de la bombe atomique. La bombe atomique est la cristallisation de la possibilité de la destruction de l’humanité. **(00.06.43 coupure audio) le capitalisme en disant comme ça, les hommes vont continuer à mourir individuellement, mais l’humanité ne mourrait pas. Là, par contre, les hommes continuent à mourir individuellement, mais il y a aussi la possibilité de la mort et la fin de l’humanité. Alors, cette destruction qui s’est manifestée la première fois avec la Première Guerre mondiale, si vous lisez les textes d’Ernst Jünger, un Allemand qui était aristocrate, un peu conservateur, qui a bien analysé la Première Guerre mondiale, il disait que la Première Guerre mondiale, c’était moins une bataille qu’une grande organisation du travail. C’était une immense machinisation du travail. Ce qui s’est produit à ce moment-là, c’est vraiment un renversement. Donc avec cette destruction, s’est produite une réversibilité entre production et destruction. Cette réversibilité entre production et destruction veut dire que chaque acte de production est en même temps un acte de destruction et chaque acte de consommation est en même temps un acte de destruction qui continue à se produire avec la crise climatique. C’est-à-dire que le capitalisme est en train d’amener directement la destruction de l’humanité d’une autre façon. Il ne tue pas l’humanité avec la bombe atomique, mais avec l’impossibilité de vivre dans cette planète. Donc ce n’est pas la fin de la Terre, parce que la Terra se portera très bien sans les Hommes, hein, voire sûrement mieux, mais voilà, c’est donc très important de souligner cet aspect-là. Le capitalisme, dans son évolution, est devenu un mode de destruction, et cette réversibilité de production et de destruction sur laquelle on vit aujourd’hui veut dire que même les actes banals du capitalisme, aujourd’hui, n’importe quelle production, n’importe quelle consommation est en même temps un acte de destruction. D’où le titre de mon livre, c’est par rapport à ça. Je ne l’ai pas écrit dans ce livre, parce que bon, l’année prochaine, il va sortir, mais d’une certaine façon, la contradiction est encore plus aigüe, c’est-à-dire que le capitalisme, aujourd’hui, contrôle mieux la crise qu’il y a un siècle, donc on n’arrive pas immédiatement à la guerre, on n’arrive pas immédiatement au fascisme. On a la possibilité que la démocratie vive avec le fascisme. Ce qu’on est en train de vivre, ce qu’on a vu avec Bolsonaro, avec Trump, ce qu’on voit en Europe, c’est que les formes fascismes peuvent vivre avec la démocratie. Un changement radical n’est pas nécessaire, comme il y a un siècle. On est dans une situation qui avait été analysée par un jeune Allemand, déjà à la fin des années 70, qui s’appelle Hans Jürgen-Krahl qui est mort très jeune, à 27 ans, mais c’était un génie philosophique, et lui disait qu’en Allemagne de la fin des années 60, effectivement, on allait vers ce qu’il appelait un État autoritaire, et ça passait par une crise politique, une crise économique. On aurait installé une forme autoritaire et fasciste indirectement à travers les instruments de la démocratie, à travers des décrets administratifs dans lesquels on est complètement plongés, en France, depuis 2007. On est dans une situation d’urgence continue. Donc voilà, c’est cette histoire de la dette qui m’a amené effectivement à ce concept de capital comme réversibilité de production et de destruction. Et donc là, si on n’arrive pas à bloquer ce mode de production, on arrive effectivement à l’extinction de l’humanité, c’est sûr. On a toujours la possibilité d’être détruits par les bombes atomiques, parce qu’elles sont toujours là, mais au lieu d’avoir une violence concentrée dans la bombe, on a une violence qui est très diffuse et qui va empêcher l’humanité de se reproduire. Donc en deux siècles, le capitalisme a réussi à détruire ce que la nature avait mis quelques milliards d’années à produire.
Donc c’est ça, la thèse du livre, c’est qu’effectivement, on va vers cette puissance de destruction qui émerge du capitalisme.
Bernardo Jurema
Dans votre réponse, vous avez touché déjà des éléments de notre prochaine question, c’est bien. On est en bonne voie. Je voudrais vous demander maintenant votre avis sur le financement du climat : nous devons tout financer, et il en va de même pour la politique climatique. L’un des principaux sujets de la COP26 était le financement du climat. Quelles sont les façons de penser à ce sujet, s’agit-il encore de réflexes de modes de développement néocoloniaux ? L’endetté climatique est-il le nouvel homme endetté, pour utiliser d’un de ces termes ?
Maurizio Lazzarato
Non, là, je pense que c’est un faux problème. On ne peut pas résoudre cette question. Si mon analyse est correcte, celle que j’ai eue tout à l’heure, il y a un niveau de radicalité qui ne peut pas être résolu par cette hypothèse de reconversion écologique à l’intérieur du capitalisme, car cela présuppose que le capitalisme est capable de s’améliorer, de fonctionner et appliquer les lois du marché à la pollution. Mais on a une histoire, on a deux, trois siècles, on sait que le capitalisme ne va pas résoudre la question, il va seulement l’aggraver. Cette puissance de destruction, elle n’a fait qu’augmenter dans l’histoire du capitalisme. Elle a commencé au 19e siècle, dans les usines d’Angleterre : il y avait le danger que les prolétaires, les ouvriers qui étaient engagés, c’étaient des enfants, des hommes et des femmes qui risquaient de mourir. Le Parlement anglais a dû intervenir pour ne pas détruire la force de travail que le capitalisme employait. Au 20e siècle, on a eu cette destruction, ce passage ultérieur de puissance de destruction qui est arrivé, effectivement, jusqu’aux morts des deux guerres mondiales qui ont tué beaucoup de prolétaires du Nord et beaucoup de colonisés du Sud, des millions et des millions de personnes. Avec la Deuxième Guerre mondiale, on est arrivé à la possibilité réelle de la destruction de l’humanité et là, on arrive à un autre niveau de destruction, encore. Je ne pense donc pas que ce soit à travers la reconversion écologique qu’on puisse résoudre cette question.
Je pense qu’il ne faut pas qu’on introduise un nouveau type de financement, mais une capacité de détruire ce système. Ou bien on l’arrête d’une façon ou d’une autre, ou bien on va tous y passer. Marx disait une chose qui n’est pas souvent relevée, dans le Manifeste du Parti communiste, c’est-à-dire que la lutte des classes peut se résoudre avec la victoire d’une des deux classes ou bien l’anéantissement des deux classes. Ce qu’on est en train de vivre, c’est qu’on ne va pas vers la victoire du prolétariat ni celle de la bourgeoisie, mais on risque d’arriver à l’anéantissement de tout le monde. C’est ce que Marx avait prévu. Donc le financement de l’écologie verte, je ne pense pas que ça soit une solution. Ça ne fera qu’aggraver la situation telle qu’elle est. Ce n’est pas possible, je ne pense pas que ce soit… confier ça au marché, c’est une catastrophe. Surtout que le marché n’existe pas. L’autre chose à souligner, c’est que cette idéologie du marché n’existe pas.
Comme je le disais tout à l’heure, depuis un siècle et demi, ce qui commande l’économie, ce n’est pas le marché, ce sont les monopoles. C’est une concentration du pouvoir qui est énorme. C’est l’État et les monopoles. Le marché ne décide de rien. Le marché, c’est seulement le marché des monopoles. C’est le marché contrôlé par l’État et les monopoles, donc cette loi du marché, de donner quelque chose au marché, c’est absolument fantaisiste. On nous raconte des histoires sur l’économie de marché. Ça n’a jamais été une économie de marché. Quand elle a été empruntée aux États-Unis… C’est-à-dire que ce qui s’est produit dans la Première Guerre mondiale, cette concentration de l’État et du capital, la construction des monopoles, l’intégration des monopoles à la guerre, ça, c’est un phénomène irréversible. On ne va pas revenir au marché. Ce que je trouve absolument ridicule, c’est qu’à la fin du 19e siècle, le capitalisme a colonisé tout le monde, a massacré le Sud, il a organisé la guerre entre les impérialistes et les économistes ont sorti la théorie de l’équilibre général. L’équilibre général n’a jamais existé dans ce capitalisme-là, c’était exactement le contraire. Le capitalisme visait le déséquilibre absolu, absolu. Si le capitalisme arrive à l’équilibre, il est mort. Il ne peut pas y avoir d’équilibre. L’équilibre, c’est la mort du capitalisme.
Dans les années 70, lorsque le capitalisme avait besoin de relancer le déséquilibre, d’opérer une concentration encore plus grande de la production, on a inventé une autre théorie du marché. Les théories du marché naissent au moment où elles ne peuvent pas fonctionner réellement. C’est-à-dire que c’est seulement de l’idéologie dans le sens de marché. Foucault est tombé dans cette idée de l’idéologie, la vie politique, la gouvernementalité… La gouvernementalité n’est pas faite par le marché, elle est faite par l’État et par les monopoles, par les new pôles si on veut. Donc voilà, je pense que ce n’est pas la solution du financement de la conversion qui peut résoudre la question, au contraire.
Pour le capital, il faut comprendre que pour le capital, produire des voitures, produire des maisons, produire des yaourts, produire de l’écologie verte, c’est la même chose. Par définition, le problème, c’est qu’ils produisent des yaourts ou qu’ils produisent de la reconversion écologique, il faut qu’ils fassent du profit. On retombe toujours sur les mêmes mécanismes. Donc voilà… Cette histoire date d’un siècle et demi, on dit qu’on va en sortir, mais le capitalisme, c’est une civilisation qui ne peut pas se civiliser, par définition, et justement, on va vers l’extinction de l’humanité, voilà.
Bernardo Jurema
C’est très bien, ça nous mène à la prochaine question :
De nombreux penseurs, chercheurs ou universitaires tentent aujourd’hui de comprendre le lien ou la relation entre néolibéralisme, fascisme et autoritarisme, voire populisme. Vous vous inscrivez dans ce cadre. Qu’est-ce que nous devons examiner pour comprendre le moment présent ? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous pensez que ce terme de « nouveau fascisme », que vous employez, est analytiquement important pour donner un sens au moment historique actuel ?
Maurizio Lazzarato
Parce que comme je l’ai dit tout à l’heure, nous, on analyse l’histoire du capitalisme, donc si on va vers la crise qui ressemble un peu à celle qui a commencé vers 1870, c’est-à-dire la première commune de Paris, où le capitalisme, je l’ai dit tout à l’heure, a choisi la stratégie de la colonisation, du monopole et de la financiarisation, parce que le capital financier était déjà hégémonique il y a un siècle, ce n’est pas une nouveauté actuelle. Si vous lisez les débats économiques de l’époque, surtout le débat qui se développait à l’intérieur des mouvements révolutionnaires, c’est-à-dire entre Lénine, Luxembourg, l’hégémonie du capitalisme était déjà réalisée, c’était déjà une économie de rentes. Ce qui est bizarre, c’est ce qui s’est passé après. Ce n’est pas la peine d’en discuter, mais après la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu 30 ans, mais 30 ans d’exception. Et cette façon de sortir de la crise à travers cette financiarisation, colonisation, et ce monopole, ça a amené à quoi ? Pour résoudre cette situation, le débouché, c’étaient les guerres et le fascisme. C’est ça, historiquement. On est sorti de ces situations à travers la guerre, les deux guerres mondiales, une destruction jamais vue dans l’histoire de l’humanité, et le régime fasciste, parce qu’effectivement, les choses très différentes par rapport à cette époque, c’est qu’à l’époque, il y avait une véritable alternative socialiste, communiste qui était en place, donc il y avait vraiment un danger. Il y avait un danger communiste parce que la Première Guerre mondiale avait donné lieu à la Révolution soviétique, donc il y avait un véritable danger. Et même, en Europe, Braudel, le grand historien français disait qu’en 1914, juste avant la guerre, l’Europe était prête à basculer dans le socialisme. C’est donc évident que cette contradiction n’était pas seulement une contradiction économique à l’intérieur du capitalisme, il y avait une véritable alternative qui se mettait en place, et donc la violence, c’était pour éliminer cette possibilité alternative du socialisme et du communisme. Aujourd’hui, on se retrouve dans cette situation sans avoir cet enjeu pour le capitalisme. Donc il n’y a pas besoin d’opérer toute la violence qu’il a opérée il y a un siècle. Mais quand même, vous voyez, il n’arrive pas à s’en sortir sans passer par des formes autoritaires qui sont de nouvelles formes de fascismes, et les États-Unis imaginent une nouvelle guerre froide, même si on ne sait pas encore où ça va aller, où l’ennemi principal, c’est la Chine. Donc c’est pour ça, à mon avis, que cette histoire, elle n’est pas terminée. Ce n’est pas parce que Trump a perdu… Il y a un débat aux États-Unis, effectivement. Je lisais les journaux sortis aux États-Unis un an après la chute de Trump, ils parlent de guerre civile, quoi… Les États-Unis sont divisés en deux, et donc voilà, ça veut dire que le capitalisme, quand il pousse, quand on le libère complètement de toute forme de régulation, quand il pousse ses limites, ses capacités productives de créer, il va vers des contradictions qui sont énormes et qui peuvent être résolues seulement avec des formes autoritaires ou la guerre. Aujourd’hui, la situation, comme je l’ai dit tout à l’heure, est complètement différente, tout d’abord parce qu’il n’y a pas de socialisme, il n’y a pas la Révolution soviétique, ce projet n’existe plus… Les moyens de contrôle de la crise sont beaucoup plus forts, on a compris qu’il faut insérer de l’argent dans l’économie plutôt que de ne pas le mettre comme ils ont fait au début du 20e siècle, donc a la capacité d’intervenir différemment, mais quand même, on va vers des formes que moi, je définis comme de nouvelles formes de fascismes, elles ne sont pas égales au fascisme historique pour les raisons que je viens d’évoquer, mais quand même, il y a du fascisme qui monte partout, l’extrême droite monte partout. C’est-à-dire que le racisme et le sexisme deviennent des enjeux politiques absolument fondamentaux aujourd’hui.
Bernardo Jurema
Tout à fait. Les États-Unis sont divisés, mais en même temps, pour des questions très importantes, ils sont très unifiés, l’élite en tout cas, la classe politique. Par exemple, le budget du Pentagone qui a été approuvé par le gouvernement Biden est le plus grand de l’histoire, presque 800 milliards de dollars, c’est du jamais vu. En fait, l’un des concepts avec lesquels vous travaillez est celui de « machine de guerre ». Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce concept et nous expliquer en quoi il est stratégique pour la réflexion sur l’analyse que vous menez ?
Maurizio Lazzarato
Là, je vais sortir bientôt un livre sur la révolution, et il y a trois ou quatre ans, j’avais fait un livre sur la guerre avec Eric ALLIEZ, donc moi, je pense qu’il y a deux concepts qui étaient au centre du débat révolutionnaire pendant l’histoire du mouvement révolutionnaire, donc la guerre et la révolution, qui ont été complètement oubliés, on les a mis de côté. On a enlevé la question de la guerre et la question de la révolution.
Il est impossible de penser le capitalisme sans la guerre, c’est-à-dire qu’historiquement, le capitalisme, la forme, la guerre, la guerre civile font partie des instruments, des alternatives, des options que le capitalisme a à disposition. C’est-à-dire qu’on ne peut pas penser seulement le capitalisme comme production. C’est le problème, on pense le capitalisme seulement comme production selon un concept marxiste, etc. Mais il faut mettre dans ce concept de capital la guerre, le fascisme, le sexisme. C’est-à-dire qu’il faut mettre dans le concept de capital ce qui n’y était pas. On a une vision un peu économiciste si on prend seulement le capitalisme comme production, et après la guerre, le fascisme et le sexisme de l’extérieur. Non, le capitalisme est né avec la conquête des Amériques, 1492. Il n’est pas né avec la révolution à Manchester. Il est né avec l’esclavage, l’implantation de l’esclavage. Donc c’est quelque chose de fondamental. Et il est né avec le fait que la subordination de la femme a été finalisée à la production capitaliste. Donc il y a effectivement une quantité énorme de travail qui n’était pas reconnu par le capital. Le travail des esclaves, le travail des pauvres, le travail des gens du Sud, le travail des femmes qui doit être intégré dans le capitalisme, aussi bien comme travail que comme forme de domination. Cette chose, si on prend effectivement le début du capitalisme qui commence avec la conquête des Amériques, on ne peut pas séparer le capitalisme de la guerre, de la guerre de conquête. La guerre de conquête est fondamentale dans le sud du monde et en Europe, avec toute la façon qu’on a connue et tout ça, de façon beaucoup plus violente et beaucoup plus forte dans le sud du monde, mais la guerre de conquête fait partie du capitalisme. Ça, la guerre de conquête, il n’y a pas la formation de classes. Il faut la guerre de conquête pour que les paysans soient dépossédés des moyens de production, pour que les Africains deviennent des esclaves, il faut une guerre de conquête, et pour que les Indigènes d’Amérique du Sud deviennent des colonisés, il faut la guerre de conquête, sinon, ils ne le deviennent pas. Donc il faut réintroduire ce concept de la guerre de conquête qui est absolument fondamental.
Chaque fois, c’est le produit, vous voyez, le passage du Fordisme au néolibéralisme, ce n’est pas un hasard si le Chili est un élément absolument fondamental. C’est un élément fondamental, parce que chaque nouvelle forme de colonisation présuppose effectivement une guerre de conquête au Chili, par exemple, et dans toute l’Amérique latine, à ce moment-là, il y a eu une véritable guerre, une guerre civile, interne, et c’est seulement à la fin de la guerre civile qu’on a imposé le néolibéralisme. Donc ce qu’on ne dit pas, qu’on oublie de dire, c’est que le néolibéralisme sans Pinochet n’existerait pas et n’aurait pas cette forme-là, et on sait que Friedman, comme je l’écris dans le livre, que Friedman, que ** sont allés au Chili et ils ont concocté… et à chaque gouvernement d’Amérique du Sud, il y avait des colonels et des militaires néolibéraux. Donc ce que Foucault oublie complètement de raconter avec l’histoire du néolibéralisme, c’est ça. On ne peut pas raconter le néolibéralisme sans parler de ce qu’il s’est passé en Amérique latine. Il faut savoir que l’expérience néolibéraliste commence en Amérique latine.
Donc ce que je dis c’est qu’il faut réintroduire ce concept de guerre, il faut réintroduire le concept du racisme. Le racisme, ce n’est pas une forme extérieure, c’est une forme absolument intérieure au capitalisme, comme la domination de la femme, c’est un concept qu’il faut mettre à l’intérieur du capitalisme, il faudrait élargir le concept de capital en mettant dedans ce qui n’y est pas et qu’on essaie d’ajouter après. Le capital, ce n’est pas seulement ce qu’a décrit Marx. Marx décrit l’accumulation primitive, donc il l’écrit, effectivement, mais après, on a l’impression qu’une fois que le mode de production manchesterien est mis en place, l’accumulation primitive n’existe plus. Non, cette forme de violence continue toujours. Donc il y a une coprésence des modes de production et des formes de violence qui sont liées au racisme, au sexisme, à l’exploitation, qui sont contemporaines. Elles ne sont pas différentes. Si on regarde l’histoire du capitalisme du point de vue du monde, le capitalisme a toujours été production et guerre, production et domination, production et violence. Le problème, c’est que souvent, le marxisme européen regarde le secteur du capitalisme seulement du point de vue de l’Europe. Il faut toujours avoir à l’esprit qu’il faut toujours associer, parce que le marché, c’est le marché mondial, comme le disait Marx. Seulement, Marx et le marxisme n’ont pas vraiment analysé… Le capitalisme, c’est comme un marché mondial, et le marché mondial existe parce qu’il y a dedans l’esclavage, les nouvelles formes d’esclavage, il y a la colonisation, il y a les nouvelles formes de colonisation, il y a la domination de la femme, les nouvelles formes de domination de la femme, donc toutes ces formes de domination doivent être vues ensemble, même si ces formes de domination ne peuvent pas être réduites à la relation capital/travail dans le sens classique du terme. Voilà. C’est pour ça que la notion de guerre est absolument fondamentale, surtout la guerre de conquête.
Bernardo Jurema
On a lu votre livre en anglais, mais j’ai traduit une partie pour le français, alors peut-être que ce n’est pas exactement ça, mais vous écrivez que « Machine de guerre » signifie que « la société est divisée, qu’il y a des forces opposées et que ces forces se manifestent par des stratégies de confrontation, y compris par la technologie » (Lazzarato 2021 : 126) et qu’elle « ne produit pas seulement la machine technique, mais aussi les humains qui la servent » (Lazzarato 2021 : 127). Vous ajoutez que « l’homme et la machine sont un agencement, donc un champ de possibilités, de virtualités autant que d’éléments constitués (pièces mécaniques, logiciels, algorithmes), mais tout cela doit être encadré par rapport aux possibilités et aux éléments constitués de la machine de guerre » (Lazzarato 2021 : 162). Quelles sont les implications de votre compréhension de la machine de guerre en ce qui concerne la crise écologique ?
Maurizio Lazzarato
La machine de guerre, c’est-à-dire… Pour comprendre ce qu’est la machine de guerre, c’est très facile : on prend le travail qu’a fait **, c’est un historien. Quand il a analysé l’empire égyptien, il parle de machine sociale, de mégamachine. Cette mégamachine… C’est ça la question : la productivité de la mégamachine dans une société ne dépend pas seulement de la technologie. D’abord, elle dépend de la machine politique. Les Égyptiens ont construit des monuments énormes, les pyramides, avec des technologies minables, des technologies très simples, mais c’est la mégamachine qui les a produites. Donc ce que je voulais introduire, c’était ce concept, qui n’est pas de moi, qui est **, c’est la différence entre machine technique et machine politique ou machine de guerre. Parce que normalement, on fait l’analyse des technologies seulement du point de vue technologique, on ne voit pas la mégamachine qui produit les technologies. Dans ce cas, par exemple, on ne voit pas la fonction que le Pentagone a eue et l’armée américaine a eue dans le développement de la science. On sait que toutes les nouvelles technologies sortent pratiquement de la Deuxième Guerre mondiale parce qu’elles ont été inventées et produites à l’intérieur des financements et des contrôles politiques de l’armée américaine, et ça a continué pendant toute la Guerre froide, et encore aujourd’hui. Les investissements technologiques du Pentagone et de l’armée américaine sont supérieurs aux investissements que font Google, Amazon, tout ça. On nous fait toute cette idéologie sur l’entrepreneuriat individuel, quand, encore aujourd’hui, c’est la machine politique qui contrôle le développement de la technologie. C’est pour ça que j’ai introduit ce concept de machine de guerre en disant que, effectivement, si on regarde même le développement technologique, il y a ce rapport entre la machine politique et la machine technologique, on ne veut pas séparer les deux en pensant qu’il y a une révolution technologique qui arrive toute seule et qui change les conditions sociales. Ce n’est pas ça. C’est toujours le même problème. Si on regarde comment est né le néolibéralisme, il faut une machine de guerre qui élimine la possibilité de révolution en Amérique du Sud. Une fois qu’on a éliminé la révolution et qu’on a vaincu les gens qui voulaient changer, ce sont des vaincus, à ce moment-là, on peut effectivement appliquer les préceptes néolibéraux. On transforme des vaincus en gouvernés, c’est parce que vous avez perdu. Subjectivement, vous êtes défaits, et effectivement, vous n’avez pas d’autres alternatives. Vous avez perdu politiquement et militairement. Des parties ont été massacrées, d’autres parties ont été torturées, d’autres sont parties en exil. La population est défaite. À ce moment-là, la machine politique prépare la machine économique. La machine économique vient après. La gouvernementalité, si vous voulez, de Foucault, arrive après. À ce moment, on peut faire du menu capital humain, imposer la dette. Si vous dites à quelqu’un : « Toi, tu es un capital humain », à quelqu’un qui essaie de faire la révolution, il vous dira : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? ». C’est ridicule. Donc il faut effectivement que, pour imposer le capital humain, le capitalisme, l’entrepreneuriat individuel et tout ça, vous le faites seulement à partir de cette défaite subjective. La subjectivité, là, vous l’avez défaite, à ce moment-là, et vous pouvez introduire toutes les formes de gouvernementalité, donc les formes d’assujettissement, alors, toi, tu es un ouvrier, toi, tu es une femme, toi, tu es endetté, tout ça, toute cette logique qui, après, a été mise en place, effectivement, si on regarde l’histoire du Chili, la première fois qu’on a commencé à introduire la dette de façon systématique, c’est au Chili. Pour les études, ils ont commencé à introduire la dette pour les étudiants, donc effectivement, c’est pour ça que la machine politique est absolument fondamentale. Elle ne marche pas… C’est-à-dire que même la production, elle ne s’impose pas comme ça. La production arrive après, et ça va ensemble, donc effectivement, on a perdu cette capacité d’être ensemble, la guerre, le capitalisme, le fascisme, le racisme, le sexisme, c’est ça les formes de pouvoirs qui, à mon avis, fonctionnent ensemble. Et là, maintenant, ça saute à la figure : on a une explosion du racisme, une montée du sexisme, la possibilité d’une nouvelle forme de fascisme, la possibilité de guerre. Donc c’est pour ça que si on veut analyser ce qui se passe maintenant, il faut aller voir théoriquement ce qu’est le capitalisme.
Bernardo Jurema
Très bien. On arrive vers la fin de l’interview, on a encore deux questions. Vers la fin du livre, vous écrivez que « la destruction et la création sont complémentaires, ce qui signifie que pour que la machine de guerre puisse réaliser la “mutation”, la conversion de la subjectivité et le dépassement du capitalisme, elle doit aussi avoir pour objectif la “guerre” contre le capital. Et cette “guerre” doit aussi libérer la machine, inséparable de l’humain » (Lazzarato 2021 : 171). Que voulez-vous dire exactement ? Comment envisagez-vous cette « guerre » pour libérer l’humain et la machine ? Quelles formes de mobilisation sociale avez-vous en tête ?
Maurizio Lazzarato
Ça, c’est un peu compliqué. Je ne sais pas, précisément, parce que… Le livre que j’ai écrit, justement, même celui qui va sortir qui s’appelle « L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution », parce que je pense que la révolution est là, demain, après-demain, mais c’est un peu pour provoquer. Pourquoi le concept de révolution est complètement sorti du débat politique ? Donc j’essaie de comprendre pourquoi. En fait, la faiblesse des mouvements s’est révélée une fois que la révolution a été défaite, une fois que la révolution a été mise de côté. Ça fait 50 ans qu’on ne fait que subir, ce qui n’est jamais arrivé dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, des mouvements politiques, parce qu’il y avait toujours cette possibilité de la révolution, elle était toujours là, même quand on était défait, la révolution était toujours possible. Là, aujourd’hui, ce qu’ils ont réussi à faire, c’est d’enlever même la possibilité. Le néolibéralisme, ce qu’il a fait de plus fondamental, à mon avis, c’est d’effacer cette mémoire de la révolution.
Moi, je vois qu’elle recommence, de façon très timide, à émerger. Au Chili, finalement, elle remonte depuis 2019. Quand ils ont rompu avec l’assujettissement capitalisme, la première chose qu’ils ont faite, c’est qu’ils sont revenus à la révolution qui avait été défaite. On chantait partout les chants d’Allende, de l’époque d’Allende. On essaie de retrouver un rapport avec la révolution, parce que c’est le seul… c’est encore très fantasmatique, c’est très faible, comme rapport. Et moi, à mon avis, les mouvements les plus intéressants sont encore au Sud. Vous devez savoir que le 20e siècle, et c’est très étonnant, le 20e siècle a été le siècle des révolutions. Il n’y a jamais eu autant de révolutions dans l’histoire de l’humanité comme au 20e siècle. De toutes les révolutions qu’il y a eu, la plupart ont eu lieu dans le Sud. Dans le Nord, aucune révolution n’a réussi. Il y a eu seulement des échecs. Ça a marché en marge du capitalisme, en Union soviétique, et après, dans le Sud : Chine, Viêt-nam, Algérie, Amérique du Sud, Cuba et tout ça. Donc il faudrait s’interroger. Pourquoi y a-t-il eu un siècle de révolutions, et pourquoi, après, ça a disparu ? C’est un gros problème.
Donc on a eu un siècle où il n’y a jamais eu autant de révolutions, et en même temps, il y a eu une défaite historique de la révolution. Il y avait une certaine continuité de la Révolution française après, à travers 48, la Commune de Paris, la Révolution soviétique et puis toutes les révolutions du Sud. Il y avait une certaine continuité à partir de la Révolution française. On a l’impression qu’elle s’est interrompue. Alors, pourquoi ? Je ne sais pas, j’essaie de… C’est trop long, maintenant… Je ne comprends pas pourquoi. Mais je ne pense pas qu’on puisse reconstruire, d’un point de vue politique, sans réinventer le concept de révolution. D’ailleurs, pendant tout le 19e et le 20e siècle, même les luttes qui n’étaient pas vraiment révolutionnaires, les luttes salariales, les luttes solidaires et tout ça avaient toujours un lien direct ou indirect avec la révolution. Maintenant que la révolution a disparu, on se retrouve dans une posture défensive, on est toujours en train de subir. On n’arrive pas à déterminer le terrain de l’affrontement. Ce sont les autres qui déterminent où on doit se battre, comment, tout ça… On arrive en retard et on perd pratiquement toujours.
Alors voilà, moi, j’essaie de voir, de poser la question, plutôt. Je n’ai aucune proposition, je ne peux pas, moi, décider. Mais quand on regarde un peu ce qu’il s’est passé à partir de 2011, surtout dans le Sud, en Afrique du Nord et en Amérique du Sud, il y a une reprise avec les mouvements féministes qu’il y a, de façon très importante, en Amérique latine, il y a reprise des thématiques de rupture. Je ne sais pas, moi, ce que c’est, mais ma thèse fondamentale, elle est dans ce livre, ce n’est pas la peine d’en discuter maintenant, mais bon, voilà, je pense qu’il faut repenser pourquoi la révolution était très importante, pourquoi elle a failli, et pourquoi elle a disparu. Si on ne fait pas ce bilan, j’ai l’impression qu’on laisse suspendu…
Oui, donc je n’en ai aucune idée, mais je dis que s’il est vrai que la guerre de conquête fait partie de l’organisation du capitalisme, etc., il faudra prendre en considération qu’on ne peut pas seulement… Voilà, qu’il faut faire un bilan. On dit que la révolution est finie pour toujours. Bon, on dit qu’elle est finie pour toujours, mais que met-on à la place ? Pour l’instant, on n’a rien. Les alternatives ne sont pas crédibles. On n’arrive pas à trouver une façon efficace de s’opposer au capitalisme, je trouve. On a des techniques et des stratégiques qui sont très faibles. Donc peut-être que la révolution n’est plus d’actualité, peut-être… Voilà, donc dans ce livre, je pose la question : pourquoi elle a disparu ? Et qu’est-ce qu’il faudrait faire à la place ? Voilà.
Bernardo Jurema
Vous écrivez que la « fonction fondamentale » de la « gouvernementalité » « est d’empêcher, de neutraliser, de défaire la “révolution” » ; vous la définissez comme « une politique de l’anorganique », par laquelle vous entendez que « ce n’est pas seulement ce qui intervient dans la vie de l’espèce, en s’occupant de la maladie et de la santé, de la vie et de la mort, mais, beaucoup plus fondamentalement, ce qui décide concernant le possible et l’impossible » (Lazzarato 2021 : 170-1). Nous connaissons les solutions aux problèmes les plus urgents de notre époque — nous devons renoncer aux droits de propriété intellectuelle des vaccins pour en élargir l’accès dans le monde entier et lutter contre la pandémie ; nous devons arrêter la production de combustibles fossiles pour faire face à l’urgence climatique. Le problème n’est pas technique — ce qu’il faut faire est clair — mais plutôt politique. Est-ce ce que vous entendez par « gouvernementalité », une « politique de l’anorganique » qui « décide du possible et de l’impossible » ? Comment pensez-vous que votre livre peut nous aider à penser cette relation entre ce qui est possible et ce qui est impossible ?
Maurizio Lazzarato
Oui, là, cette phrase est un peu compliquée, mais bon, je voulais dire une chose très simple. D’abord, la gouvernementalité, c’est un processus de normalisation. La gouvernementalité, elle arrive, comme je l’ai dit tout à l’heure, une fois qu’on a déterminé une distribution du pouvoir. Donc on a des vainqueurs et des vaincus. Là, on va introduire la norme. Mais la norme arrive seulement quand il y a une normalisation qui a déjà eu lieu. Au Chili, c’est évident que la norme arrive une fois que la normalisation a été produite par Pinochet. Pinochet va normaliser la situation. À ce moment-là, on va introduire une normativité et c’est la gouvernementalité. La gouvernementalité, c’est une forme de pacification. Elle va gérer la pacification. Une fois que la paix du pouvoir a été imposée, on va construire de nouvelles formes d’assujettissement, on va construire de nouvelles formes de normes, etc. Donc pour moi, la gouvernementalité, c’est ça, et donc cette idéologie qui fonctionne beaucoup en ce moment, suite à Foucault, a cette fonction de normalisation. Je pense que… La question, c’était le possible et l’impossible… Je pense, par contre, que je disais seulement que ce que la gouvernementalité contrôle, ce qu’elle décide, ce qu’elle impose, c’est ce qui est possible et ce qui est impossible dans une situation. C’est possible de devenir un capital humain, c’est possible de devenir autoentrepreneur. Ça, c’est possible. L’impossible, c’est effectivement la révolution, donc c’est ça qui détermine ce qui est possible et ce qui est impossible. La réalité, c’est ça, fondamentalement, la gouvernementalité. C’est possible de s’endetter, tu dois t’endetter. Ça, c’est possible, pour avoir l’accès à l’économie, l’intégrer, ce n’est pas seulement à travers le travail et le welfare, ça, tu peux l’oublier. Pour l’intégrer, il faut que tu t’endettes. Tu as accès à l’école, aux soins à travers la dette. Ça, c’est possible. C’est même ce qui est imposé. La nouvelle normativité, c’est ça. Ce qui est impossible, c’est sortir de cette histoire. Thatcher l’a dit très clairement : il n’y a pas d’alternative. Donc fondamentalement, je dis que ce qu’il faut faire intervenir, c’est changer les possibles. C’est ça le problème : inventer de nouveaux possibles. Je pense qu’il faut une rupture pour ce faire. La révolte au Chili, les journées qui ont déterminé la révolte au Chili, fondamentalement, elles ont créé de nouvelles possibilités, elles ont ouvert des possibles. Elles ont finalement créé du temps où il n’y avait rien, il y avait seulement la gouvernementalité, ils ont ouvert des possibilités, et donc c’est l’impossible qui devient possible, pour la première fois. C’était un truc un peu littéraire, mais fondamentalement, ça veut dire ça. Très pragmatiquement, ce sont les ruptures, les révoltes qui vont interrompre le cours normal du temps qui est celui de la gouvernementalité, qui est celui du néolibéralisme. L’interruption du temps, c’est ce qui s’est passé au Chili, ce qui s’est passé en Afrique du Nord, ce qui se passe avec le mouvement féminisme. Interrompre un cours normal du temps pour ouvrir une nouvelle temporalité. Cette nouvelle temporalité, ce n’est pas la révolution. C’est la marche de quelque chose de nouveau. Voilà, donc effectivement, faire vivre encore une fois l’impossible, ce que le néolibéralisme a effacé. En effaçant la révolution, il a effacé l’impossible. Voilà, donc la seule possibilité, c’est que c’est lui-même qui décide. C’est la gouvernementalité qui décide ce qui est possible et ce qui n’est pas possible. Voilà.
Bernardo Jurema
Très intéressant. Je vous remercie beaucoup, M. Lazzarato pour votre temps, vous nous donnez tellement d’éléments pour réfléchir sur ce sujet, avec lequel on travaille dans la politique climatique.
Moi, j’ai vraiment trouvé « Le capital déteste tout le monde » fascinant. Ça me fait beaucoup réfléchir et ça m’a provoqué, ça nous a donné de nombreux éléments pour réfléchir aux sujets sur lesquels on travaille aussi, donc merci beaucoup d’avoir parlé avec nous. Si vous avez quelque chose encore à ajouter.
Maurizio Lazzarato
Très bien.